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L'opinion d'Henri Bouasse sur le téléphone

Ce texte a été initialement publié sur le web par Manuel Luque à http://pageperso.aol.fr/manuelluque4/disquebouassehtml/disquebouasse.html




Ce texte est extrait de la préface de son livre Houles, rides, seiches et marées paru en 1924.


« Parmi les ridicules en lesquels je foisonne, celui qui étonne le plus mes amis et connaissances est de n'avoir jamais téléphoné. J'ai beau leur expliquer la parfaite inutilité de cet outil pour un monsieur qui ne fait pas d'affaires, qui ne déteste pas la causerie, mais qui jouit des finesses du dialogue et de la voix : je leur semble un monstre de bizarrerie pour refuser de parler devant une planche, et de recevoir dans le tuyau de l'oreille le râle d'un polichinelle agonisant où cents poêles bouillants graillonnent des pommes de terre frites.

S'ils pouvaient se contempler faisant des grâces devant leur planchette, esquissant des sourires, clignant de l'oeil, hochant doucement la tête, modulant d'une voix mélodieuse des compliments répétés au loin par le polichinelle agonisant, ils se trouveraient si parfaitement risibles qu'ils se désabonneraient sur l'heure.

Comme je travaille dix heures par jour, j'ai du temps de reste pour faire les commissions en personne. J'admets volontiers que le monsieur sans occupation n'ait jamais une heure à perdre : le désoeuvrement est pressé. heureusement tel n'est pas mon cas.

Quand je prends un train, je choisis non le plus rapide, mais celui que tout le monde fuit comme mal commode : j'y suis à mon aise ; l'ayant quasiment pour moi seul, je puis imaginer qu'il est spécial. J'arrive toujours assez tôt où je n'ai rien de particulier qui m'attire. Bref je vis où je suis, non pas où je serai.

Quand on regarde la vie de ce biais, on ne comprend guère l'enthousiasme de ses contemporains pour les merveilles du Progrès. Comme il m'arrive de rester un mois sans lire le journal, je ne trouve rien d'excitant à savoir les nouvelles cinq minutes avant les autres : on juge plus sainement les événements avec un certain recul.

Beaucoup de gens pensent comme moi, mais n'osent le dire : tous ces progrès scientifiques, ils seraient honteux de ne pas les prôner, alors que dans leur for intérieur ils préféreraient une vie moins trépidante et moins d'agitation factice.

La danse de Saint-Guy dont nous sommes les spectateurs, est digne d'une maison de fous. Nous ne pouvons que trouver grotesques les savants ingénieurs qui, au prix de raccordements coûteux, diminuent de deux heures la distance de Paris à Milan.

Et pour qui, Seigneur ?

Pour des gens qui, parvenus à Milan en deux heures de moins, iront se coucher deux heures plus tôt et ne se lèveront le lendemain que pour visiter hâtivement la cathédrale et prendre longuement des glaces dans un café ! Quand ils seraient demeurés deux heures de plus dans le wagon à regarder par la portière, je ne vois pas ce que personne y aurait perdu !

On vous promet la transmission des images. Comme physicien j'admire l'expérience. Mais je trouve mes contemporains si laids, si mal bâtis, si désagréables à regarder, que je ne m'exalte pas à l'espoir de les contempler au bout d'un fil. La plus jolie femme perd singulièrement de son charme à la reproduction photographique ; elle sera toujours plus charmante dans l'imagination de son adorateur que sur sa télégraphique caricature. Au surplus qui vous empêche de porter sur vous les portraits de vos connaissances, et, quand vous téléphonez à l'opulent M. X., qui est un paquet de lard, de mettre sous vos yeux enivrés sa gluante image !

[...]

Je déteste la sottise et, parmi toutes les sottises, aucune ne me paraît aussi stupide que la vanité de ceux qui s'imaginent entrer dans le temple de la Science parce que sous un déguisement ils en balaient le portique. Pour eux la Science consiste à pousser un bouton, à tourner une manette. »